Non à la réforme de la carte d’allocation des demandeurs d’asile

13 août 2019 Exilés, Témoignage Comments (0) 5185

Le 2 aout, l’OFII a officiellement annoncé un changement de fonctionnement de la carte bancaire qui est donné aux demandeurs d’asile, afin de percevoir leur allocation :

Dans un second temps, la DGEF et l’OFII ont annoncé que la limite de 25 paiements serait supprimée. Le nombre de paiements mensuels devient illimité, mais ne change pas le problème de fond : les demandeurs d’asile, dont l’allocation est le seul moyen de subsistance, n’auront plus accés à de l’argent liquide. Actuellement, la carte remise à chaque bénéficiaire permet jusqu’à 5 retraits mensuels d’espèces en guichet bancaire. Cette allocation est versée à tous les demandeurs d’asile pendant la durée de la procédure. Pour une personne seule le montant versé est de 210€/mois si elle dispose d’un hébergement, et de 440€/mois si aucun hébergement ne lui a été proposé (40% des cas). Le montant de l’allocation perçue est largement inférieur au RSA, qui est de 560€/mois.

https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F33314

 

1er argument invoqué : « Il s’agit de limiter les retrait qui ont un coût pour l’Ofii. »

Pourquoi l’argument n’est pas valable ?

Le surcoût lié à la carte de retrait est minime, le rapport de la commission des finances pour le budget 2020 indique : « Sur la base de 120 000 cartes utilisées et, dans le cadre du marché en cours, le coût de cotisation mensuel d’une carte s’établit à 2,02 euros pour une carte autorisant cinq retraits (situation actuelle) et à 1,94 euros pour une carte de paiement illimitée (situation à compter du 5 novembre 2019). » La différence est donc de 8 centimes d’euros par mois et par carte… ce qui va représenter une économie annuelle de 115 200 € en frais de fonctionnement, sur un coût total de frais de gestion qui s’est élevé à 3 456 820 euros en 2018.

 

2e argument invoqué : « Quand l’on a moins de dix euros sur la carte, il n’est pas possible de retirer cet argent parce que les distributeurs de billets ne fournissent pas des billets de cinq euros »

(source)

Pourquoi l’argument n’est pas valable ?

Le montant mensuel non perçu est reporté au mois suivant, donc les éventuelles sommes non retirées sont minimes au final, et ne justifient pas de pénaliser les demandeurs d’asile. Il y aurait un moyen très simple de contourner ce souci : transformer la carte actuelle en carte « mixte », permettant à la fois les retraits en liquide et le paiement chez les commerçants. Cette option présentait un surcoût, toujours d’après ce rapport : « L’OFII a également étudié, mais non retenu, l’hypothèse d’une carte mixte qui aurait fait office de carte de retrait et de carte de paiement. Le coût de cotisation unitaire d’une carte mixte autorisant 25 transactions par mois aurait été de 3,65 euros et celui d’une carte mixte autorisant des transactions illimitées aurait été de 3,96 euros. » 

Cette solution d’une carte mixte aurait donc généré un surcoût de 2 euros par mois et par carte. Il est probable que les demandeurs d’asile, s’ils avaient été consultés, aurait accepté de prendre en charge ce surcoût. Mais ils n’ont jamais été consultés.

 

3e argument : « Parce que la carte était limitée à cinq retraits, cela oblige les demandeurs d’asile à garder de l’argent liquide sur eux. Cela peut être dangereux, d’autant que certains d’entre eux ne sont pas en hébergement [et vivent dans la rue] »

(source)

Pourquoi l’argument n’est pas valable ?

La moitié des demandeurs d’asile ne se voient en effet proposer aucun hébergement. Ils n’ont alors d’autres solutions que les dispositifs d’hébergement d’urgence, difficilement accessible pour les étrangers, ou trouver un logement par leur propres moyens, c’est à dire des logements en colocations… qu’il n’est pas possible de payer autrement qu’en argent liquide. Cette mesure va d’autant plus précariser et pénaliser les demandeurs d’asile non hébergées. Cet argument, s’il était justifié, serait facilement contournable en permettant les retraits ET les paiements.

Témoignage de Ali, demandeur d’asile en Bretagne : « Cela fait 4 mois que j’ai déposé ma demande d’asile, mais je n’ai pas d’hébergement. C’est vrai que la vie est dure dans la rue, mais on ne m’a jamais volé mon argent. […] Il y a 1 mois j’ai été hébergé par un compatriote, j’ai aidé à payer le loyer en lui donnant une partie de mon allocation, en liquide. Avec la nouvelle carte, je ne pourrais pas le faire. […] Comme je dors dans la rue, je ne peux pas garder des courses avec moi, alors j’achète que des petites quantités, juste une baguette de pain ici, des fruits à la fin du marché, ou à l’épicerie solidaire. Je ne vais plus pouvoir le faire maintenant. Je ne vais plus pouvoir aller à la laverie non plus.« 

Témoignage d’Akram, demandeur d’asile dans l’Est de la France : « L’OFII ne m’a pas donné d’hébergement, ils m’ont ont dit qu’il n’y avait plus de place. Comme je suis malade, ils m’ont dit d’appeler le 115 et j’ai pu avoir une semaine à l’hôtel, mais c’est fini maintenant, je dors dans la gare. Je ne sais pas comment je vais faire si la carte ne marche plus dans les distributeurs. Je ne fais que des touts petits achats, comment je vais acheter une baguette, ou un café pour me réchauffer le matin ? Il faut que je travaille au noir pour que puisse continuer.« 

 

4e argument : « L’OFII rappelle qu’avant de mettre en place ce nouveau mode de versement de l’allocation pour demandeur d’asile, il a été expérimenté avec succès à grande échelle en Guyane. »

(source)

Pourquoi l’argument n’est pas valable ?

L’OFII refuse de publier les résultats détaillés de cette expérimentation, ce qui laisse à considérer comme peu crédible qu’elle ait réellement été une réussite. Un sondage, mené auprès de 160 demandeurs d’asile, montre que 97% d’entre eux estiment que ce changement de fonctionnement va leur compliquer la vie. 16% préfèreraient que la carte garde son fonctionnement actuel, et 82% préfèreraient que la carte permette de retirer de l’argent liquide ET de payer dans les magasins (source).

Des contacts avec des demandeurs d’asile à Cayenne semblent indiquer que la conséquence de l’expérimentation a surtout été la mise en place de stratégie de contournement pour pouvoir accéder à de l’argent liquide (faire un plein de courses pour un compatriote statutaire, ce dernier lui reverse la somme en liquide, etc.).

Après plusieurs relances, l’OFII a indiqué sur Twitter : « Plus de 1400 cartes aux alentours de 15 000 transactions de paiement par mois, c’est-à-dire une moyenne de 10 par carte et par mois. Le montant global de la dépense ADA en Guyane est aux alentours de 500 000 euros par mois.
Plus de 65 % des transactions concernent l’alimentation, le reste concerne des soins médicaux, l’habillement, l’essence ou la quincaillerie.« 

Cette réponse soulève plusieurs questionnements : 
– Une expérimentation objective aurait consisté à mettre en place cette nouvelle formule sur un temps donné, au terme duquel les bénéficiaires sont interrogés sur l’impact de cette évolution, leur satisfaction ou leur rejet. Or il semble que cela n’est pas été le cas, le « bilan » indiqué par l’OFII consiste juste à indiquer que la carte a bien été utilisée comme carte de paiement par les demandeurs d’asile… qui n’avaient de toutes façons pas le choix. Il semble qu’à aucun moment l’OFII ne leur ai demandé leur avis, ni avant ni pendant ni après. Parler de « succès » est donc particulièrement déplacé.

Plus inquiétant encore : comme indiqué dans cet article général « L’utilisation de cartes de paiement expose l’utilisateur à la traçabilité de ses achats, ce qui peut être utilisé à des fins commerciales ou judiciaires.« 
Les statistiques données par l’OFII démontrent par l’exemple qu’ils effectuent un traitement des données personnelles des demandeurs d’asile. Est-ce que cette utilisation respecte les Règlementations Générales sur la Protection des Données  (RGPD) ?

 

5e argument : Le 8 aout, sur Twitter, l’OFII tente de convaincre en faisant la promotion du service de « Cashback » du groupe Géant Casino.

Pourquoi l’argument est contestable ?

Déjà il est très discutable qu’un organisme d’état fasse la promotion d’un groupe privé afin de palier à une restriction de droit qu’il projette de mettre en place. De plus certains centres d’accueil de demandeurs d’asile se trouve à 20, 30 voir plus de 80 km du plus proche Géant Casino. Ce principe de « cashback », encore embryonnaire en France, ne semble pas être réparti de manière équitable selon les territoires.

Il y aurait donc environ 320 endroits en France ou il est possible de retirer de l’argent en « cashback », alors qu’aujourd’hui, il y a 52 000 distributeur automatique de billets.
La réforme proposée par le Ministère de l’intérieur réduit de 160 fois la possibilité de retrait d’argent liquide, et impose de se rendre dans une seule chaine de magasin et d’y faire un achat minimum.

 

6e argument : « D’autres pays d’Europe ont déjà mis en œuvre des modes de démonétisation de l’allocation pour demandeurs d’asile par le biais de carte de paiement ou de bons d’achat. C’est le cas, par exemple en Allemagne, en Grande Bretagne, ou encore en Belgique. »

(source)

Pourquoi l’argument est contestable :

Il a été demandé plusieurs fois à l’OFII d’indiquer les sources permettant d’affirmer ceci, pour l’instant sans réponse. 
Des demandeurs d’asile présents dans ces 3 pays ont été contactés par des bénévoles, ainsi que des recherches en ligne, pour vérifier, voici les réponses pour l’instant obtenues.

GRANDE-BRETAGNE :
Il semble que les demandeurs d’asile bénéficient d’un logement et d’une carte leur permettant à la fois de faire des achats mais aussi de retirer de l’argent en liquide.
« You will now qualify for what is known as “Section 95 support”, which is housing plus £37.75 per week for each person.  (…) You will receive instructions on how to receive your money, which will be paid through a card called an ASPEN card.  This can be used like a debit card, to withdraw money from cash machines (ATMs) or to pay for items in shops.« 
(source)

BELGIQUE
Il semble que dans ce pays l’aide apportée soit une sorte de « package global », comprenant l’hébergement, la nourriture, l’accompagnement médical… et une aide, minime, en liquide.
« En Belgique, les demandeurs de protection internationale (DPI) accueillis en centres collectifs reçoivent une aide matérielles (logement, nourriture, suivi médical et social, accès à des vêtements – dons -, etc.) et reçoivent 7.20€ d’argent de poche (je pense que ce montant vient d’être indexé de quelques centimes) par semaine. Cet argent leur est versé en main propre, en liquide. Les personnes accueillies en appartements individuelles (adultes et mineurs isolés de plus de 16 ans avec un statut de protection ou DPI malades) reçoivent une allocation hebdomadaire (+- 70€) qui leur est versée soit en main propre soit sur leur compte bancaire.
la majorité des personnes sont accueillies dans une structure collective tant qu’elles n’ont pas reçu de statut de protection. Actuellement, toute personne qui introduit une demande d’asile à droit à l’accueil et donc 100% sont accueillies.« 

ALLEMAGNE
Dans ce pays les pratiques semblent différer selon les « länders ».
Témoignage 1 : « Nous avons pas de carte bancaire ici, c’est notre assistant social qui nous donne notre argent de poche, en cash.
Pour ceux qui vivent encore dans un camp, pas encore transféré dans un appartement, ils ne touchent que 30 € par semaine mais ils mangent a la cantine le matin midi et soir. (…) Pour nous, ont nous a fourni un appartement, nous touchons 300€ par mois et on paye la facture de courant chaque mois 40€ et aussi on a le droit de travailler tout de suite. »
Témoignage 2 : « Nous avons autour de 180€ cash quand on s’enregistre et après autour de 350€ mois en cash avec un recu qu’on presente a la banque. Et on peut ouvrir un compte danss une banque allemande. C’est la banque qui délivre une carte normale.« 
Témoignage 3 : « Il y a des régions où les demandeurs d’asile recoivent des bons d’achat pour certains magasins et seulement pour certains produits (par example pas pour des cigarettes et d’alcol). Et dans les grandes camps ils recoivent seulement la nouriture/des repas dans le camp et un peu d’argent de poche.« 

Ces différents témoignages et sources, si ils sont confirmés, tendent à démontrer que l’OFII mentirait en affirmant que dans ces 3 pays les demandeurs d’asile ne perçoivent pas leur allocation, au moins en partie, en argent liquide.

 

7e argument : « Ce mode d’aide a aussi été mise en œuvre par le HCR dans certains pays comme la Turquie ou par l’ONU dans le cadre du programme mondial pour l’alimentation. »

Pourquoi l’argument est contestable :

La référence au HCR est d’autant plus étonnante que cette institution défend l’octroi de liquidités sur son site : « Le HCR étend son assistance en espèces afin que des millions de bénéficiaires puissent répondre à leurs besoins dans la dignité, être protégés et devenir plus résilients. » (source)
En Turquie plus précisément, l’aide apportée par l’ONU est ainsi détaillée sur leur site : « Les cartes peuvent être utilisées dans les magasins, comme toute carte de débit, ou pour retirer du liquide à un guichet automatique. » (source)
Ces 2 sources semblent donc elles-aussi indiquer que l’OFII mentirait sur ce point.

 

Les mobilisations

La veille de l’annonce officielle, la Fédération des acteurs de la Solidarité publiait un communiqué pour dénoncer cette mesure, et y exprimait les réticences profondes de la part des principaux opérateurs de l’hébergement des demandeurs d’asile en France.
Alerte inter-associative sur le changement des modalités de la carte ADA

 

Le 4 aout, une pétition a été lancée afin de demander à la DGEF et l’OFII d’annuler ce projet de réforme. La pétition est accessible ici : 
NON au changement de fonctionnement de la carte d’allocation des demandeurs d’asile

Elle a recueillie à ce jour plus de 11 400 fois et plus de 100 assos et collectifs en sont signataires.

 

Le 9 octobre, la CFDA et la fédération des acteurs de solidarité publiait une « Lettre au ministre de l’Intérieur, au directeur de la Direction générale des étrangers en France et au directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration.« 


Mise à jour du 13 aout, 14h30 :

Cette question de l’évolution de l’allocation des demandeurs d’asile pose des questions plus larges, dont la démonétisation des aides sociales.
La diminution, voire la disparition, de l’argent liquide est un sujet en réflexion depuis des années, cf article de la Tribune de 2017 : Le cash finira par disparaître. La question est : quand ?
Érick Lacourrège, directeur général chargé des services à l’économie et du réseau de la Banque de France indiquait en 2017 : « le cash est le seul moyen de paiement totalement gratuit pour le consommateur. »
De facto, tous les autres moyens de paiements ne le sont pas… par exemple via des commissions interbancaires, qui sont payées par les commerçants et/ou par l’usager.

Sous couvert de lutte contre la fraude fiscale, notre société ne dérive-t-elle pas vers une énième atteinte à nos libertés individuelles, un traçage qui peut mener à des dérives inquiétantes ?

Penser que ce principe de démonétisation pourrait s’étendre à d’autres prestations sociales, le RSA ou la retraite, ne semble pas être de la paranoïa : le principe de supprimer la possibilité de toucher son aide en argent liquide, pour les demandeurs d’asile, est le fruit d’une expérimentation qui a été menée en Guyane à la demande du Ministère de l’intérieur, depuis quelques mois :
Demande d’asile : la Guyane expérimente un nouveau dispositif de versement des allocations

L’objectif officiel : favoriser le commerce local, mais est-ce le vrai objectif ?

L’OFII, en charge de cette expérimentation, refuse de diffuser les résultats détaillés, mais a quand même publié ce « bilan » :
 » Plus de 1400 cartes aux alentours de 15 000 transactions de paiement par mois, c’est-à-dire une moyenne de 10 par carte et par mois. Le montant global de la dépense ADA en Guyane est aux alentours de 500 000 euros par mois. Plus de 65 % des transactions concernent l’alimentation, le reste concerne des soins médicaux, l’habillement, l’essence ou la quincaillerie.« 

Nous pouvons en conclure que ce nouveau fonctionnement a permit à l’OFII de « tracer » précisément tous les achats effectués. Cette collecte des données se fait-elle dans le respect de la RGPD ?

Expérimentation de 6 mois en Guyane, puis tentative de faire passer le fonctionnement en métropole, au coeur de l’été (annonce initiale le 2 aout pour une effectivité au 5 septembre) : difficile de ne pas y voir une tentative, ratée, de passage en douce en profitant des congés des associatifs et autres défenseurs des droits fondamentaux…

Ca ne sera jamais transposé au RSA ?
Pourtant une expérimentation était prévue pour janvier 2019… en Guyane ! puis a été reportée à juillet. Le Conseil d’Etat a heureusement censuré cette mesure, considérant qu’une démonétisation partielle du RSA reviendrait à « priver les bénéficiaires de la libre disposition de la ressource qui leur est ainsi allouée » : https://tinyurl.com/yyfl7mnw

Par contre une démonétisation totale de l’aide aux demandeurs d’asile, ça ne pose pas de souci ? La préférence nationale serait-elle déjà en vigueur ?

Dans ce cas précis il restait quand même la possibilité de retirer une partie en argent liquide, mais jusqu’à quand ?
Le gouvernement aurait donc su ce qu’ont acheté les bénéficiaires, où et quand.
Quelle sera la prochaine expérimentation prévue ? Une remise en question de l’aide versée en fontion des achats ?
« Dis moi ce que tu achètes et où, je te dirais si tu mérites de l’aide » ?

Cette question touche aussi des sujets annexes inquiétants, voir article de Nicolas Bourgoin, docteur de l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales :
Disparition de l’argent liquide et puçage de masse : vers la dictature intégrale.

Annexes :
Manifestation prévue le 31 aout, à l’appel de « United Migrants » et « Ofiora ».

Communiqué du RESOME : OFII – flagrant délit de mensonge

BFM – La réforme de la carte bancaire des demandeurs d’asile suscite la polémique

Le courrier de l’Atlas – La nouvelle mesure qui pourrait léser les demandeurs d’asile

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